Cet article est un résumé d’une interview de l’ancien ambassadeur des Etats-Unis en Afrique du Sud, Patrick Gaspard à Jason Johnson du Magazine Slate,
WASHINGTON, jeudi 17 août 2023– Selon Patrick Gaspard, ‘‘depuis 1994, lorsque le président Jean Bertrand Aristide a été ramené au pouvoir à la suite d’un coup d’État militaire, nous avons commencé à voir l’intégration des gangs dans le cadre de l’infrastructure de fonctionnement politique en Haïti qui a persisté à un niveau plutôt bas pendant une longue période.’’
Cependant, poursuit le diplomate, « avec la présidence post-séisme de Michel Martelly, nous avons vraiment vu des gangs être utilisés comme forces politiques supplémentaires dans le pays, ce qui a été radicalement exacerbé sous le président Jovenel Moïse, qui a été tragiquement assassiné en 2021.’
Gaspard qui ne marche pas ses mots pour critiquer le pouvoir en place, affirme également que l’actuel Premier ministre, qui agit de facto en tant que président, est intrinsèquement lié à la direction des gangs dans le pays, ajoutant que beaucoup dans son entourage ont été sanctionnés par les États-Unis, le Canada, la République Dominicaine entre autres pour avoir atteinte a la démocratie, implication présumée dans la corruption, la déstabilisation du system judiciaire et dans l’assassinat de l’ancien président Moïse.
« Tout cela a conduit à ce qui peut vraiment être décrit comme la dévolution d’un État mafieux en Haïti, déclare, sidéré, Patrick Gaspard qui décrit la police haïtienne comme l’une des plus corrompues, et infiltrées par les gangs ».
‘‘La police haïtienne compte actuellement officiellement environ 10 000 policiers. En réalité, il n’y a probablement que cinq à 6000 policiers actifs en Haïti en ce moment pour une population de 11 millions de personnes, déplore M. Gaspard qui souligne qu’un très gros pourcentage a été corrompu directement par des sénateurs, par des chefs d’entreprise, ceux qui côtoyaient le président Jovenel Moïse.
Selon Gaspard, ‘‘Ils étaient impliqués dans le trafic de drogue et les exécutions extrajudiciaires dans le pays’’, soulignant que lorsque les démocrates contrôlaient le Congrès et les témoins experts de la communauté du renseignement, les braves militants des droits de l’homme en Haïti, les militants de la société civile ont décrit en détail les liens entre les chefs de gangs notoires.
Tout en dénonçant la corruption au sein de la police nationale d’Haïti (PNH), Gaspard reconnait également qu’il y a d’autres policiers qui continuent de lutter courageusement contre les gangs eux-mêmes.
Il cite le cas de Jimmy « Barbecue » Cherisier qui, selon lui, est directement lié à des centaines de meurtres et à un vaste trafic de drogue dans le pays. Il ajoute que le chef du ‘‘G-9 an Fanmi e Alye’’ est connu pour être lié aux deux précédents présidents d’Haïti et à de nombreux anciens sénateurs qui font maintenant face à des sanctions aux États-Unis dans le reste de la communauté internationale.
Il estime que les gangs ne doivent pas être considérés comme adjacents ou comme une sortes de structures paramilitaires formelles.
« Il s’agit en fait d’adolescents, comme de jeunes hommes pour la plupart, qui n’ont pas d’autres opportunités économiques, mais qui disposent d’armes de gros calibre et sous la direction d’individus qui ont des liens avec des intérêts commerciaux dans le pays et d’anciennes familles politiques », déclare Gaspard.
Concernant une aide de la communauté internationale pour aider le pays à faire face a la terreur des gangs, Patrick Gaspard estime qu’il n’y a pas de gouvernement haïtien.
Il rappelle que le président Jovenel Moïse, qui avait bouclé son mandat constitutionnel, continuait pourtant à bénéficier du soutien des États-Unis, de l’ONU et d’autres acteurs après avoir dissolu le Sénat, détruit la Cour suprême du pays, détruit toutes les institutions et dirigé le pays par décret.
« Après son assassinat, aucune tentative n’a été faite pour réformer ces institutions, et, à la place, nous avons un Premier ministre qui a été nommé quelques jours avant l’assassinat de Jovenel Moïse par un président qui, une fois de plus, avait épuisé ses limites constitutionnelles. Et, le Premier ministre entre en fonction à la suite d’un assassinat dans lequel il est lui-même impliqué avec le soutien des Etats-Unis, de l’ONU et d’autres acteurs », déclare Patrick Gaspard.
‘‘Quelques mois après son arrivée au pouvoir, souligne Gaspard, il appelle a l’aide internationale, prétendant que les gangs ont épuisé les limites de sa capacité à gouverner, à déployer une police efficace contre eux, et que le seul remède, la seule prescription ici est une intervention internationale, souligne diplomate d’origine haïtienne.
Gaspard fait remarquer ‘‘qu’Henry lance cet appel en même temps qu’il a résisté et retardé l’ouverture d’une série de négociations transparentes avec la société civile, avec une opposition politique sur la construction d’un gouvernement de transition qui pourrait ensuite conduire à de véritables élections démocratiques en Haïti.’’
« Vous avez donc quelqu’un qui gouverne non pas vraiment avec le soutien du peuple haïtien lui-même, mais à cause d’une nomination illégale faite par un président assassiné, et grâce au soutien continu d’acteurs internationaux qui disent aux acteurs de la société civile en Haïti qu’ils doivent trouver des moyens de faire cause commune avec cette personne », souligne-t-il.
Patrick Gaspard déplore que jusqu’à présent, les Etats-Unis n’ont pas été à la hauteur de la responsabilité, de l’obligation qu’ils ont de faire pression efficacement sur un gouvernement illégitime qu’ils ont soutenu pour qu’il entame des négociations transparentes et significatives avec les citoyens haïtiens, les acteurs démocratiques haïtiens, pour parvenir à la restauration de son institutions et de se diriger éventuellement vers des élections légitimes en Haïti.
‘‘Les États-Unis ont été impliqué dans les négociations qui ont eu lieu en Jamaïque sous les auspices de la CARICOM. Il y a quelques semaines, après de nombreuses pressions de la diaspora, le secrétaire d’Etat Antony Blinken a indiqué au Premier ministre Ariel Henri qu’il continuait à soutenir son leadership, et était subordonné à des négociations légitimes. Mais on continue de voir le Premier ministre Henri traîner les pieds et ne faire aucune concession. C’est profondément troublant’’, soutient M. Gaspard.
A propos de la question sécuritaire et la disposition du Kenya a diriger une force multinationale en Haïti, Gaspard estime que les États-Unis et d’autres pays de la région ont tout à fait raison de dire qu’il est nécessaire d’investir dans la stabilité en Haïti grâce à la capacité d’une force de sécurité.
Selon lui, cet investissement devrait être fait directement dans la capacité de la force de police en Haïti en partenariat avec des acteurs internationaux, en particulier ceux qui pourraient apporter un soutien sécuritaire francophone en Haïti.
L’ex-ambassadeur américain en Afrique du Sud estime que les kenyans ont pris une mesure audacieuse en proposant de diriger la force internationale, et en effet, c’est le seul pays qui s’est mobilisé pour Haïti en près de neuf mois de cette demande d’Ariel Henry.
Cependant, les forces de sécurité du Kenya ont eu une histoire de mauvaise conduite civile qui devrait soulever des inquiétudes et a porté une attention particulière de la part de la communauté internationale et des Haïtiens, prévient Gaspard, ajoutant que plus tôt cette année, Human Rights Watch et Amnesty International ont signalé des cas d’utilisation de balles réelles contre des manifestants kényans, entraînant des exécutions extrajudiciaires.
Il fait remarquer qu’au moins onze (11) personnes ont été tuées et 47 blessées par la police lors d’une seule manifestation en juillet dans l’ouest du Kenya. Ce sont des manifestations pour la transparence fondamentale de la démocratie dans leur propre système au Kenya, souligne-t-il.
Gaspard pense que le Kenya en tant qu’un pays anglophone soulève des questions sur son intégration à la police haïtienne ou sur sa capacité à engager de manière appropriée les citoyens haïtiens sur le terrain dans un ensemble de circonstances incroyablement fluides et instables dans un environnement difficile.
Selon lui, pour toute troupe étrangère opérant en Haïti, il sera important d’établir des mécanismes de responsabilisation appropriés pour prévenir et/ou traiter les fautes potentielles, étant donné l’échec de longue date en Haïti à demander justice pour les violations des droits commises dans le pays.
Il rappelle que lorsque les Nations Unies avaient déployé des forces de sécurité en Haïti après le tremblement de terre, cela a conduit à une épidémie de choléra en Haïti, alors que le pays n’avait jamais eu de cas de choléra jusqu’à l’arrivée des forces de sécurité de l’ONU.
‘‘Cela a également conduit, de manière choquante, à des abus sexuels sur des filles haïtiennes dans la capitale et ailleurs commis directement par les forces de sécurité de l’ONU’’, insiste-t-il, ajoutant que toutes les troupes, qu’elles soutiennent le mécanisme de maintien de l’ordre en Haïti ou qu’elles viennent en tant que soutien militaire, devraient se souvenir du passé, pas seulement d’un régime illégitime qui n’a reçu aucun soutien formel de la part des Haïtiens.
Il affirme quele président Biden et le secrétaire d’Etat Blinken ont tous deux souligné la nécessité d’une solution dirigée par les Haïtiens à cette crise. Mais une solution dirigée par les Haïtiens à cette crise doit être associée à la communauté internationale, car nous savons et reconnaissons que la communauté internationale a joué un rôle direct dans la déstabilisation des institutions haïtiennes, selon lui.
Gaspard souligne que la société civile haïtienne, avant même l’assassinat du président Jovenel Moïse, s’est réunie et a créé un vaste pacte avec plus de 2000 organisations et a signé l’accord de Montana, qui énonce directement, clairement et puissamment comment l’aide au pays devrait être gérée, devrait être mis à profit pour la construction d’infrastructures à long terme en Haïti.
Gaspard indique que le document de l’accord de Montana a précisé quels devraient être les mécanismes pour renforcer la responsabilisation en matière de corruption et d’actes de violence commis dans le pays, et a tracé une voie pour la réforme de la constitution haïtienne. Mais cela n’a pas marché, déplore-t-il
Gaspard estime que les États-Unis ont un pouvoir démesuré en Haïti, comme tant d’autres. Ils doivent être en mesure de tirer parti de ce pouvoir dans l’intérêt général des voix haïtiennes qui ont réfléchi, d’une manière très sophistiquée, exposé exactement à quoi une transition en partenariat doit ressembler en Haïti.
« S’il n’y a pas de transition politique en Haïti qui reprend les aspirations démocratiques et économiques fondamentales, les aspirations vraiment fondamentales du peuple haïtien, vous allez continuer à voir la déstabilisation, la violence et la décentralisation de ce pays d’une manière qui conduirait à davantage de migrations forcées. De plus en plus d’Haïtiens prendront la dure décision de quitter leur foyer, pour chercher la paix, la stabilité, la sécurité ailleurs. Et cet ailleurs sera à nouveau à la frontière à Del Rio ou sur les rives de la Floride, ce qui conduira à une autre crise ici aux États-Unis », prévient-il.
Gaspard estime que Biden et Blinken devraient également mettre l’accent de toute urgence sur la transition démocratique, car cela va de pair avec la crise de la sécurité.